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Et pourtant… il y avait dans tout ceci quelque chose qui semblait si pratique. Un peu comme si nous avions construit un héros qui correspondait à nos prophéties, plutôt que d’en laisser un s’imposer naturellement. C’était là ce qui m’inquiétait, et qui aurait dû me faire réfléchir lorsque mes frères vinrent me trouver, enfin disposés à me croire.
Elend était assis près du lit de Vin.
Sa présence la réconfortait. Bien qu’elle dorme d’un sommeil agité, une partie d’elle savait qu’il était là, qu’il veillait sur elle. C’était une curieuse sensation de se trouver sous sa protection, car c’était elle, en général, qui jouait les gardiennes.
Lorsqu’elle s’éveilla enfin, elle ne s’étonna donc pas de le trouver dans le fauteuil près de son lit, en train de lire en silence à la douce lueur des bougies. Lorsqu’elle se réveilla pleinement, elle ne sursauta pas, ne balaya pas la pièce d’un regard inquiet. Elle s’assit lentement, relevant la couverture jusque sous ses bras, puis but une gorgée de l’eau qu’on lui avait laissée près du lit.
Elend ferma son livre et se tourna vers elle, un sourire aux lèvres. Vin scruta ces yeux doux pour y guetter toute trace de la terreur qu’elle y avait vue précédemment. Le dégoût, la terreur, le choc.
Il savait qu’elle était un monstre. Comment pouvait-il sourire si gentiment ?
— Pourquoi ? demanda-t-elle tout bas.
— Quoi donc ? répondit-il.
— Pourquoi attendre ici ? Je ne suis pas en train de mourir – je me rappelle au moins ça.
Elend haussa les épaules.
— Je voulais simplement être près de toi.
Elle ne répondit rien. Un poêle à charbon brûlait dans le coin, bien qu’il ne contienne pas assez de combustible. L’hiver approchait, et il s’annonçait rude. Elle ne portait qu’une chemise de nuit ; elle avait demandé aux femmes de chambre de ne pas lui en enfiler, mais la potion de Sazed – destinée à la faire dormir – avait commencé à produire son effet, et elle n’avait pas eu l’énergie de protester.
Elle tira la couverture plus près. Alors seulement, elle remarqua quelque chose qu’elle aurait dû percevoir plus tôt.
— Elend ! Tu ne portes pas ton uniforme.
Il baissa les yeux vers ses vêtements – un costume d’aristocrate provenant de son ancienne garde-robe, avec un gilet bordeaux déboutonné. La veste était trop grande pour lui. Il haussa les épaules.
— Inutile de poursuivre cette comédie, Vin.
— Cett est roi ? demanda-t-elle, gagnée par le découragement.
Elend secoua la tête.
— Penrod.
— C’est absurde.
— Je sais, dit-il. Nous ignorons au juste pourquoi les commerçants ont trahi Cett – mais ça n’a plus vraiment d’importance. Penrod est de toute façon un bien meilleur choix. Que Cett, ou que moi.
— Tu sais que ce n’est pas vrai.
Elend se laissa aller en arrière, pensif.
— Je n’en sais rien, Vin. Je croyais être le meilleur candidat. Et pourtant, alors même que je concevais toutes sortes de méthodes pour empêcher Cett de me prendre le trône, je n’ai jamais réellement envisagé le seul plan qui aurait assuré sa défaite sans doute possible : donner mon soutien à Penrod pour combiner nos voix. Et si, à cause de mon arrogance, nous nous étions retrouvés avec Cett ? Je ne pensais pas au peuple.
— Elend…, dit-elle en posant la main sur son bras.
Il tressaillit.
Un réflexe infime, quasi imperceptible, et qu’il masqua très vite. Mais le mal était fait. Le mal qu’elle avait causé, le mal en lui. Il avait enfin vu – réellement vu – ce qu’elle était. Il était tombé amoureux d’un mensonge.
— Qu’est-ce qu’il y a ? dit-il en étudiant son visage.
— Rien, répondit Vin.
Elle retira sa main. À l’intérieur d’elle, quelque chose se fêla. Je l’aime tellement. Pourquoi ? Pourquoi est-ce que je l’ai laissé voir ça ? Si seulement j’avais eu le choix !
Il est en train de te trahir, murmura la voix de Reen dans sa tête. Tout le monde finira par te quitter, Vin.
Elend soupira et jeta un coup d’œil en direction des volets de sa chambre. Ils étaient clos pour tenir les brumes à distance, mais Vin voyait l’obscurité au-delà.
— En fait, Vin, dit-il tout bas, je n’ai jamais vraiment pensé que ça se terminerait comme ça. Je leur ai fait confiance, jusqu’au bout. Le peuple, et les membres de l’Assemblée qu’il a choisis… Je comptais sur eux pour faire le bon choix. Quand ils ne m’ont pas choisi, j’en ai réellement été surpris. Je n’aurais pas dû. Nous savions que j’étais le candidat le moins probable. Enfin, ils m’avaient déjà chassé une fois. Mais je m’étais persuadé que ce n’était qu’un avertissement. Au fond de moi, au fond de mon cœur, je croyais qu’ils allaient me rétablir dans mes fonctions.
Il secoua la tête.
— Maintenant, soit je dois admettre que ma confiance en eux était mal placée, soit je dois me fier à leur décision.
C’était ça qu’elle aimait chez lui : sa bonté, son honnêteté toute simple. Des qualités aussi étranges et exotiques aux yeux d’une gosse des rues que sa propre nature de Fille-des-brumes devait l’être à ceux de la plupart des gens. Même parmi les meilleurs éléments de la bande de Kelsier, même parmi les meilleurs des nobles, elle n’avait jamais trouvé d’autre homme comme Elend Venture. Un homme qui préférait croire que le peuple qui l’avait détrôné s’efforçait simplement d’agir pour le mieux.
Parfois, elle s’était sentie idiote de tomber amoureuse du premier noble qu’elle ait appris à connaître. Mais elle comprenait à présent que son amour pour Elend Venture n’était pas né d’une simple question de commodité ou de proximité. Il était né de la personnalité d’Elend. Le fait qu’elle l’ait découvert la première relevait d’une chance incroyable.
Et à présent… tout était terminé. Du moins, sous sa forme initiale. Mais elle avait toujours su que les choses tourneraient ainsi. C’était pourquoi elle avait refusé sa demande en mariage, plus d’un an auparavant. Elle ne pouvait pas l’épouser. Ou plutôt, elle ne pouvait pas le laisser l’épouser, elle.
— Je connais cette tristesse dans ton regard, Vin, dit doucement Elend.
Elle le regarda, stupéfaite.
— Nous pouvons surmonter l’épreuve, poursuivit-il. Le trône n’était pas tout. En fait, il vaut peut-être mieux que les choses aient tourné ainsi. Nous avons fait de notre mieux. Maintenant, c’est à quelqu’un d’autre d’essayer.
Elle sourit faiblement. Il ne sait pas. Il ne doit jamais savoir à quel point ça fait mal. C’est quelqu’un de bien – il essaierait de s’obliger à continuer de m’aimer.
— Cela dit, poursuivit-il, tu devrais te reposer encore un peu.
— Je me sens bien, répondit Vin en s’étirant légèrement. (Son flanc lui faisait mal, et son cou était endolori, mais du potin brûlait en elle et aucune de ses blessures ne l’handicapait vraiment.) Il faut que je…
Elle s’interrompit lorsqu’une révélation la traversa. Elle se redressa d’un mouvement brusque qui la fit se raidir de douleur. Les souvenirs de la veille étaient flous, et…
— OreSeur ! s’écria-t-elle en écartant la couverture.
— Il va bien, Vin, dit Elend. C’est un kandra. Les os brisés ne représentent rien pour lui.
Elle s’immobilisa, à moitié sortie de son lit, et se sentit soudain très bête.
— Où est-il ?
— En train de digérer un nouveau corps, répondit Elend en souriant.
— Pourquoi ce sourire ? demanda-t-elle.
— C’est seulement que je n’avais encore jamais entendu qui que ce soit exprimer une telle inquiétude pour un kandra.
— Eh bien, je ne vois pas ce qu’il y a d’étonnant, grommela Vin en se remettant au lit. OreSeur a risqué sa vie pour moi.
— C’est un kandra, Vin, répéta Elend. Je ne crois pas que ces hommes auraient pu le tuer ; je doute que même un Fils-des-brumes en soit capable.
Vin hésita. Même un Fils-des-brumes n’en serait pas… Qu’est-ce qui la dérangeait dans cette affirmation ?
— Quand bien même, dit-elle. Il ressent la douleur. Il a reçu deux coups sérieux pour moi.
— Il obéissait simplement à son Contrat.
Son Contrat… OreSeur avait attaqué un humain. Il avait rompu son Contrat. Pour elle.
— Qu’y a-t-il ? s’enquit Elend.
— Rien, s’empressa de répondre Vin. Parle-moi des armées.
Elend la mesura du regard, mais accepta de changer de sujet.
— Cett se terre toujours dans le Bastion Hasting. Nous ne savons pas trop quelle sera sa réaction. L’Assemblée ne l’a pas choisi, ce qui ne doit pas être très bon signe. Et pourtant, il n’a pas protesté – il doit se rendre compte qu’il est coincé ici à présent.
— Il devait vraiment croire qu’on allait le choisir, commenta Vin, songeuse. Autrement, pourquoi est-ce qu’il serait venu en ville ?
Elend secoua la tête.
— C’était une manœuvre curieuse dès le départ. Enfin bref, j’ai conseillé à l’Assemblée de tenter de conclure un accord avec lui. Je crois qu’il est persuadé que l’atium ne se trouve pas en ville, et il n’y a donc aucune raison qu’il veuille de Luthadel.
— Sauf pour une question de prestige.
— Ce qui ne mériterait pas la perte de son armée, répondit Elend. Ni de sa vie.
Vin hocha la tête.
— Et ton père ?
— Il garde le silence, dit Elend. C’est étrange, Vin. Ça ne lui ressemble pas : ces assassins étaient tellement voyants. Je ne sais pas trop ce que je dois en déduire.
— Les assassins, répéta Vin qui se rassit dans son lit. Vous les avez identifiés ?
Elend secoua la tête.
— Personne ne les reconnaît.
Vin fronça les sourcils.
— Peut-être que nous ne connaissons pas aussi bien les nobles du Dominat Boréal que nous ne l’avions cru.
Non, se dit Vin. Non, s’ils venaient d’une ville aussi proche qu’Urteau – la ville de Straff –, certains d’entre eux seraient connus, n’est-ce pas ?
— Il m’a semblé en reconnaître un, dit-elle enfin.
— Lequel ?
— Le… dernier.
Elend hésita.
— Ah. Eh bien, je crois que nous ne pouvons plus l’identifier à présent.
— Elend, je suis désolée que tu aies dû voir ça.
— Quoi ? Vin, j’ai déjà vu la mort. J’ai été forcé d’assister aux exécutions du Seigneur Maître, rappelle-toi. (Il marqua une pause.) Même si ce que tu as fait n’avait rien à voir avec ça, bien sûr.
Bien sûr.
— Tu as été incroyable, poursuivit-il. Je serais mort à l’heure actuelle si tu n’avais pas arrêté ces allomanciens – et Penrod et le reste de l’Assemblée auraient sans doute subi le même sort. Tu as sauvé le Dominat Central.
Il faut toujours que nous soyons les couteaux…
Elend sourit et se leva.
— Tiens, dit-il en se dirigeant vers un côté de la pièce. C’est froid, mais Sazed a dit qu’il fallait que tu manges à ton réveil.
Il revint muni d’un bol de bouillon.
— C’est Sazed qui l’a envoyé ? demanda Vin, sceptique. Il est drogué, alors ?
Elend sourit.
— Il m’a déconseillé de le goûter moi-même – il a dit qu’il contenait assez de sédatifs pour m’assommer pour un mois. Il en faut beaucoup pour vous affecter, vous autres, les brûleurs de potin.
Il posa le bol sur le meuble de chevet. Vin l’étudia en plissant les yeux. Sazed redoutait sans doute qu’elle sorte rôder en ville, malgré ses blessures, si on la laissait seule. Il avait sans doute raison. Vin accepta le bol et entreprit de le goûter.
Elend sourit.
— Je vais envoyer quelqu’un apporter plus de charbon pour ce poêle, dit-il. J’ai quelques affaires à régler.
Vin hocha la tête et il sortit, fermant la porte derrière lui.
Lorsqu’elle se réveilla, elle vit qu’Elend était toujours là. Il se tenait debout dans l’ombre et la regardait. Il faisait toujours noir dehors. Les volets de sa fenêtre étaient ouverts, et la brume tapissait le sol.
Les volets étaient ouverts.
Vin se redressa et se tourna vers la silhouette dans le coin de la pièce. Ce n’était pas Elend.
— Zane, dit-elle simplement.
Il s’avança. Il était si facile de remarquer les similitudes entre Elend et lui, à présent qu’elle savait que chercher. Ils possédaient la même mâchoire, les mêmes cheveux sombres. Et même une carrure similaire, à présent qu’Elend avait fait de l’exercice.
— Vous dormez trop profondément, déclara Zane.
— Même le corps des Fils-des-brumes a besoin de sommeil pour guérir.
— Vous n’auriez pas dû vous faire blesser en premier lieu, répondit Zane. Vous auriez dû être en mesure de tuer facilement ces hommes, mais vous vous êtes laissée distraire par mon frère, et par le fait d’essayer d’empêcher que les gens présents dans la pièce soient blessés. C’est ça qu’il vous a fait : il vous a transformée, de sorte que vous ne voyez plus ce qui doit être fait, simplement ce qu’il veut que vous fassiez.
Vin haussa un sourcil, cherchant discrètement à tâtons sous son oreiller. Son poignard s’y trouvait heureusement. Il ne m’a pas tuée dans mon sommeil, se dit-elle. Ça doit être bon signe.
Il avança d’un autre pas. Elle se raidit.
— À quoi vous jouez, Zane ? demanda-t-elle. D’abord, vous me dites que vous avez décidé de ne pas me tuer – ensuite vous envoyez un groupe d’assassins. Et maintenant ? Vous êtes venu finir le travail ?
— Ce n’est pas nous qui avons envoyé ces assassins, Vin, répondit calmement Zane.
Vin ricana.
— Croyez ce que vous voulez, reprit Zane en avançant d’un nouveau pas jusqu’à se tenir près de son lit, haute silhouette de noirceur et de gravité. Mais vous terrifiez toujours mon père. Pourquoi risquerait-il des représailles en essayant de tuer Elend ?
— C’était un pari, répondit Vin. Il espérait que ces assassins me tueraient.
— Pourquoi se servir d’eux ? rétorqua Zane. Il m’a, moi – pourquoi utiliser un groupe de Brumants pour vous attaquer au milieu d’une pièce bondée, alors qu’il pourrait me demander d’utiliser de l’atium pour vous tuer en pleine nuit ?
Vin hésita.
— Vin, continua-t-il, j’ai regardé les corps qu’on emportait de l’amphithéâtre, et j’en ai reconnu plusieurs comme des membres de l’entourage de Cett.
C’est ça ! se dit Vin. C’est là que j’ai vu ce Cogneur dont j’ai fait éclater le visage ! Au Bastion Hasting, où il nous observait depuis la cuisine pendant qu’on mangeait avec Cett, en se faisant passer pour un serviteur.
— Mais les assassins ont aussi attaqué Cett…
Vin laissa sa phrase en suspens. C’était une stratégie basique chez les voleurs : lorsqu’on possédait une façade et qu’on cherchait à éviter les soupçons en cambriolant les boutiques environnantes, on s’assurait de se « voler » également soi-même.
— Les assassins qui ont attaqué Cett étaient des hommes ordinaires, Vin. Straff a offert à l’Assemblée une richesse bien supérieure à tout ce que Cett pourrait lui fournir. C’est pour cette raison que les commerçants ont modifié leur vote. Cett a dû avoir vent de leur trahison. Il a bien assez d’espions dans cette ville.
Bien sûr ! songea Vin, stupéfaite.
— Et la seule façon dont Cett pouvait s’assurer de gagner…
— … consistait à envoyer des assassins, compléta Zane en hochant la tête. Ils devaient attaquer les trois candidats, tuer Penrod et Elend, mais laisser Cett en vie. L’Assemblée supposerait qu’elle avait été trahie par Straff, et Cett deviendrait roi.
Vin saisit son couteau d’une main tremblante. Elle commençait à se lasser des jeux. Elend avait failli mourir. Elle avait failli échouer.
Une partie d’elle, pressante, voulait suivre sa première inclination. Sortir tuer Cett et Straff, afin d’éliminer le danger de la manière la plus efficace possible.
Non, se dit-elle avec fermeté. Non, c’était la méthode de Kelsier. Ce n’est pas la mienne. Ce n’est pas… celle d’Elend.
Zane se détourna pour faire face à la fenêtre, regardant fixement le petit filet de brume qui s’y engouffrait telle une cascade.
— J’aurais dû intervenir plus tôt dans le combat. J’étais dehors, avec la foule des gens arrivés trop tard pour trouver une place assise. Je ne savais même pas ce qui se passait jusqu’à ce que les gens commencent à sortir en se bousculant.
Vin haussa un sourcil.
— Vous paraissez presque sincère, Zane.
— Je n’ai aucun désir de vous voir morte, répondit-il en se retournant. Et je n’ai absolument aucune envie que l’on fasse du mal à Elend.
— Ah bon ? Même si c’est lui qui a eu tous les privilèges alors qu’on vous méprisait et qu’on vous gardait enfermé ?
Zane secoua la tête.
— Ce n’est pas ça. Elend est… pur. Parfois – quand je l’entends parler – je me demande si je serais devenu comme lui, si mon enfance avait été différente.
Il croisa son regard dans la pièce obscure.
— Je suis… brisé, Vin. Fou de douleur. Je ne pourrai jamais être comme Elend. Mais le tuer ne me changerait pas. C’est sans doute une bonne chose que nous ayons été élevés séparément, lui et moi – il vaut bien mieux qu’il ne soit pas au courant de mon existence. Il vaut bien mieux qu’il reste tel qu’il est. Pur.
— Je…, bredouilla Vin.
Que pouvait-elle bien dire ? Elle lisait une vraie sincérité dans le regard de Zane.
— Je ne suis pas Elend, déclara Zane. Je ne le serai jamais – je ne fais pas partie de son monde. Mais je ne crois pas que ma place soit là de toute manière. Et la vôtre non plus. Après la fin du combat, je suis enfin entré dans l’amphithéâtre. J’ai vu Elend penché sur vous, tout à la fin. J’ai vu son expression.
Elle se détourna.
— Ce n’est pas sa faute s’il est ce qu’il est, poursuivit Zane. Comme je vous le disais, il est pur. Mais ça le rend différent de nous. J’ai tenté de vous l’expliquer. Si seulement vous aviez vu son expression.
Je l’ai vue, songea Vin. Elle ne voulait pas s’en souvenir, mais elle l’avait bel et bien vue. Cet atroce regard horrifié, réaction à quelque chose de terrible et d’étranger qui dépassait sa compréhension.
— Je ne peux pas être Elend, dit doucement Zane, mais vous ne voulez pas que je le sois. (Il tendit la main pour déposer quelque chose sur son meuble de chevet.) La prochaine fois, soyez préparée.
Vin se saisit de l’objet tandis que Zane se dirigeait vers la fenêtre. La bille métallique roula dans sa paume. Sa forme était bosselée, mais sa surface était lisse – comme une pépite d’or. Elle le savait sans devoir l’avaler.
— De l’atium ?
— Cett risque d’envoyer d’autres assassins, déclara Zane en bondissant sur l’appui de fenêtre.
— Vous me le donnez ? demanda-t-elle. Il y a de quoi en brûler pendant deux bonnes minutes !
C’était une petite fortune, qui aurait bien valu vingt mille castelles avant la Chute. Alors maintenant, compte tenu de la rareté de l’atium…
Zane se retourna vers elle.
— Faites attention à vous, dit-il avant de s’élancer parmi les brumes.
Vin n’aimait pas être blessée. En toute logique, elle savait que les autres devaient ressentir la même chose ; après tout, qui appréciait la douleur et l’affaiblissement ? Cependant, quand les autres tombaient malades, elle percevait chez eux de la frustration. Pas de la terreur.
Quand il était malade, Elend passait la journée au lit à lire des livres. Clampin avait subi un mauvais coup pendant l’entraînement quelques mois plus tôt, et il avait grommelé au sujet de la douleur, mais était resté alité pendant quelques jours sans trop insister.
Vin commençait à leur ressembler. Elle pouvait rester au lit comme elle le faisait en ce moment, sachant que personne ne tenterait de lui trancher la gorge alors qu’elle était trop faible pour appeler à l’aide. Malgré tout, elle était impatiente de se lever, de montrer qu’elle n’était pas trop gravement blessée. De peur que quelqu’un pense le contraire et cherche à en profiter.
Les choses ne marchent plus comme ça ! se dit-elle. Dehors, il faisait jour, et bien qu’Elend soit venu plusieurs fois lui rendre visite, il était actuellement absent. Sazed était venu inspecter ses blessures, et l’avait suppliée de rester au lit « encore un jour de plus ». Puis il était retourné à ses recherches. En compagnie de Tindwyl.
Qu’est-ce qui est arrivé à ces deux-là, qui se détestaient tellement ? se demanda-t-elle, contrariée. Je ne le vois presque plus jamais.
Sa porte s’ouvrit. Vin fut ravie de constater que ses réflexes étaient toujours assez vifs pour qu’elle se raidisse aussitôt et tende la main vers ses poignards. Son flanc blessé protesta contre ce mouvement brusque.
Personne n’entra.
Vin fronça les sourcils, toujours tendue, jusqu’à ce qu’une tête canine apparaisse au-dessus du pied de son lit.
— Maîtresse ? demanda une voix familière proche du grondement.
— OreSeur ? répondit Vin. Vous portez un autre corps de chien !
— Bien entendu, Maîtresse, dit OreSeur en bondissant sur le lit. Que voudriez-vous que j’aie d’autre ?
— Je n’en sais rien, soupira-t-elle en rangeant ses poignards. Quand Elend m’a dit que vous lui aviez demandé de vous procurer un corps, j’ai supposé que vous aviez demandé un humain. Enfin, tout le monde a vu mourir mon « chien ».
— Oui, répondit OreSeur, mais ce sera plus simple d’expliquer que vous avez un nouvel animal. On s’attend désormais à voir un chien à vos côtés, si bien que c’est son absence que les gens remarqueraient.
Vin garda le silence. Elle avait renfilé un pantalon et une chemise malgré les protestations de Sazed. Ses robes étaient accrochées dans l’autre pièce, sauf une qui brillait par son absence. Parfois, quand elle les regardait, il lui semblait voir la splendide robe blanche suspendue avec les autres, aspergée de sang. Tindwyl s’était trompée : Vin ne pouvait être à la fois une Fille-des-brumes et une dame. L’horreur qu’elle avait lue dans le regard des membres de l’Assemblée lui en fournissait une preuve suffisante.
— Vous n’aviez pas besoin de prendre un corps de chien, OreSeur, dit doucement Vin. Je préférerais que vous soyez heureux.
— Ça ne me pose aucun problème, Maîtresse, répondit OreSeur. Je me suis… attaché à cette sorte d’os. J’apprécierais d’explorer leurs avantages un peu plus en profondeur avant de revenir aux humains.
Vin sourit. Il avait choisi un autre chien-loup – une bête massive et impressionnante. Sa robe était différente : davantage de noir que de gris, sans la moindre tache blanche. Elle approuva.
— OreSeur…, lui dit-elle en détournant le regard. Merci de ce que vous avez fait pour moi.
— J’exécute mon Contrat.
— J’ai été impliquée dans d’autres combats, sans que vous soyez intervenu.
OreSeur ne répondit pas immédiatement.
— Non, en effet.
— Pourquoi cette fois-ci ?
— J’ai fait ce qui me paraissait juste, Maîtresse, répondit OreSeur.
— Même si ça contredisait le Contrat ?
OreSeur s’assit fièrement sur son arrière-train.
— Je n’ai pas rompu mon Contrat, répondit-il d’une voix ferme.
— Mais vous avez attaqué un humain.
— Je ne l’ai pas tué, expliqua OreSeur. On nous déconseille de nous mêler des combats, de peur de causer la mort d’un humain par accident. De fait, la plupart de mes frères pensent qu’aider quelqu’un à tuer c’est la même chose que tuer, et estiment que ça revient à enfreindre le Contrat. Toutefois, ce sont des termes distincts. Je n’ai rien fait de mal.
— Et si l’homme que vous avez attaqué s’était brisé le cou ?
— Alors je serais retourné vers mes semblables pour être exécuté, répondit OreSeur.
Vin sourit.
— Dans ce cas, vous avez bel et bien risqué votre vie pour moi.
— Indirectement, peut-être, admit OreSeur. Le risque que mes actes causent la mort de cet homme était infime.
— Merci quand même.
OreSeur accueillit ce remerciement d’un signe de tête.
— « Exécuté », reprit Vin. Donc on peut vous tuer ?
— Bien sûr, Maîtresse. Nous ne sommes pas immortels.
Vin le mesura du regard.
— Je ne vous dirai rien de précis, Maîtresse, prévint OreSeur. Comme vous pouvez l’imaginer, je préfère ne pas révéler les faiblesses propres à mon espèce. Veuillez vous contenter de savoir qu’elles existent.
Vin hocha la tête mais fronça les sourcils, songeuse, remontant les genoux contre sa poitrine. Quelque chose la tracassait toujours, dans les propos d’Elend un peu plus tôt, dans les actes d’OreSeur…
— Mais vous n’avez pas été tué par des épées ou des bâtons, dit-elle lentement, n’est-ce pas ?
— C’est exact, répondit OreSeur. Bien que notre chair ressemble à la vôtre, et bien que nous ressentions la douleur, les coups n’ont sur nous aucun effet permanent.
— Dans ce cas, pourquoi avez-vous peur ? demanda Vin, qui venait enfin de mettre le doigt sur ce qui la gênait.
— Maîtresse ?
— Pourquoi votre peuple a-t-il établi le Contrat ? poursuivit-elle. Pourquoi vous soumettre à l’humanité ? Si nos soldats ne pouvaient pas vous faire de mal, pourquoi même avoir peur de nous ?
— Vous possédez l’allomancie, déclara OreSeur.
— Donc elle peut vous tuer ?
— Non, répondit OreSeur, secouant sa tête canine. Elle ne le peut pas. Mais peut-être devrions-nous changer de sujet. Je suis désolé, Maîtresse. C’est un terrain très dangereux pour moi.
— Je comprends, dit Vin avec un soupir. Mais c’est tellement frustrant. Il y a tant de choses que j’ignore – sur l’Insondable, sur la politique juridique… et même sur mes propres amis !
Elle se laissa aller en arrière, levant les yeux vers le plafond. Et il y a toujours un espion dans le palais. Dockson ou Demoux, sans doute. Peut-être que je devrais simplement ordonner qu’on les capture et qu’on les enferme tous les deux un moment ? Est-ce qu’Elend accepterait de faire une chose pareille ?
OreSeur l’observait, apparemment conscient de sa frustration. Enfin, il soupira.
— Peut-être y a-t-il certaines choses dont je peux parler, Maîtresse, si je me montre prudent. Que savez-vous des origines des kandra ?
Vin s’anima.
— Rien.
— Nous n’existions pas avant l’Ascension, dit-il.
— Vous voulez dire que c’est le Seigneur Maître qui vous a créés ?
— C’est ce qu’enseignent nos mythes, répondit OreSeur. Nous ne sommes pas certains du but de notre existence. Peut-être devions-nous être les espions de Père.
— Père ? demanda Vin. C’est étrange d’entendre parler de lui comme ça.
— Le Seigneur Maître nous a créés, Maîtresse. Nous sommes ses enfants.
— Et moi, je l’ai tué, dit Vin. J’ai le sentiment… que je devrais m’excuser.
— Ce n’est pas parce qu’il est notre Père que nous acceptons tout ce qu’il a fait, Maîtresse, précisa OreSeur. Un humain ne peut-il aimer son père sans croire toutefois qu’il soit quelqu’un de bien ?
— Sans doute.
— La théologie kandra concernant Père est complexe, reprit OreSeur. Même pour nous, elle est parfois difficile à démêler.
Vin fronça les sourcils.
— OreSeur ? Quel âge avez-vous ?
— Je suis vieux, dit-il simplement.
— Plus vieux que Kelsier ?
— Beaucoup plus. Mais pas autant que vous le croyez. Je ne me rappelle pas l’Ascension.
Vin hocha la tête.
— Pourquoi me raconter tout ça ?
— À cause de votre question initiale, Maîtresse. Pourquoi servons-nous le Contrat ? Eh bien, dites-moi : si vous étiez le Seigneur Maître et possédiez son pouvoir, auriez-vous créé des serviteurs sans programmer en eux des manières de les contrôler ?
Vin hocha lentement la tête pour signifier qu’elle comprenait.
— À compter du deuxième siècle après son Ascension, Père ne pensait plus guère aux kandra, déclara OreSeur. Nous avons tenté d’être indépendants quelque temps, mais comme je vous l’ai expliqué, l’humanité ne nous appréciait guère. Elle nous craignait. Et certains humains connaissaient nos faiblesses. Quand mes ancêtres ont réfléchi aux choix qui s’offraient à eux, ils ont fini par choisir la servitude volontaire plutôt que l’esclavage forcé.
Il les a créés, pensa Vin. Elle avait toujours partagé en partie le point de vue de Kelsier concernant le Seigneur Maître – l’idée selon laquelle il était davantage un homme qu’une divinité. Mais s’il avait réellement créé une espèce entièrement nouvelle, il devait posséder un peu d’essence divine.
Le pouvoir du Puits de l’Ascension, songea-t-elle. Il l’a pris pour lui-même – mais il n’a pas duré. Il a dû s’épuiser, et très vite. Autrement, pourquoi aurait-il eu besoin d’armées pour conquérir le monde ?
Un accès initial de pouvoir, la capacité de créer, de transformer – peut-être de sauver. Il avait repoussé les brumes et, par la même occasion, il avait d’une manière ou d’une autre provoqué les chutes de cendre et changé la couleur du ciel. Il avait créé les kandra pour le servir – et sans doute également les koloss. Peut-être même avait-il créé les allomanciens.
Après quoi il était redevenu un être humain ordinaire. Ou presque. Le Seigneur Maître possédait toujours un pouvoir démesuré pour un allomancien, et il était parvenu à maintenir une emprise sur ses créations – et à empêcher les brumes de tuer.
Jusqu’à ce que Vin l’élimine. Alors, les koloss avaient commencé à se déchaîner, et les brumes étaient revenues. Les kandra n’étaient pas sous son pouvoir à l’époque, et ils étaient donc restés tels quels. Mais il avait intégré en eux une méthode de contrôle, au cas où elle se révélerait nécessaire. Une manière de pousser les kandra à le servir…
Vin ferma les yeux et tâtonna légèrement à l’aide de ses sens allomantiques. OreSeur avait déclaré que les kandra ne pouvaient être affectés par l’allomancie – mais elle savait autre chose au sujet du Seigneur Maître, quelque chose qui le distinguait des autres allomanciens. Son pouvoir hors norme lui permettait de faire des choses dont il n’aurait pas dû être capable.
Comme percer les nuages de cuivre, et affecter les métaux à l’intérieur du corps des gens. C’était peut-être comme ça qu’il contrôlait les kandra, ce dont parlait OreSeur. La raison pour laquelle ils craignaient les Fils-des-brumes.
Pas parce que les Fils-des-brumes pouvaient les tuer, mais parce qu’ils pouvaient faire autre chose. Les asservir, d’une manière ou d’une autre. Timidement, afin de mettre à l’épreuve ce qu’il lui avait dit un peu plus tôt, Vin tenta d’apaiser les émotions d’OreSeur. Rien ne se produisit.
Je peux faire certaines des choses dont le Seigneur Maître était capable, se dit-elle. Comme percer les nuages de cuivre. Peut-être que si j’insiste un peu…
Elle se concentra et poussa de toutes ses forces sur ses émotions grâce à un Apaisement puissant. Là encore, rien ne se produisit. Comme il le lui avait dit. Et puis, sur une impulsion, elle brûla du duralumin pour tenter une ultime Poussée, de toutes ses forces.
OreSeur lâcha aussitôt un hurlement si bestial et inattendu que Vin se releva d’un bond, sous le choc, attisant son potin.
OreSeur tomba sur le lit, agité de tremblements.
— OreSeur ! s’exclama-t-elle en se laissant tomber à genoux pour lui saisir la tête. Je suis désolée !
— Trop dit…, marmonna-t-il, tremblant toujours. Je savais que j’en avais trop dit.
— Je ne voulais pas vous faire de mal, s’excusa Vin.
Les tremblements s’apaisèrent et OreSeur s’immobilisa un moment, respirant en silence. Enfin, il retira la tête des mains de Vin.
— Ce que vous vouliez ou non est sans importance, Maîtresse, dit-il d’une voix neutre. L’erreur venait de moi. Je vous en prie, ne recommencez jamais.
— Je vous le promets, répondit-elle. Désolée.
Il secoua la tête et rampa au bas du lit.
— Vous n’auriez même pas dû en être capable. Il y a quelque chose d’étrange chez vous, Maîtresse – vous êtes comme les allomanciens d’antan, avant que le passage des générations affaiblisse leurs pouvoirs.
— Je suis désolée, répéta Vin, envahie d’une sensation d’impuissance.
Il m’a sauvé la vie, il a failli rompre son Contrat, et moi, je lui fais ça…
OreSeur haussa les épaules.
— Ce qui est fait est fait. Je dois me reposer. Je vous suggère de faire de même.